Laurence, survivante de l'alcoolisme "à col blanc"
Laurence Cottet a longtemps travaillé dans un grand groupe où l'alcool coulait à flot. Dépendante pendant plus de 10 ans, jusqu'à l'ivresse de trop, elle alerte aujourd'hui sur le danger de l'alcoolisme, notamment en entreprise. Témoignage.
C'était il y a cinq ans, jour pour jour. Le 23 janvier 2009 à 19h,Laurence Cottet, alors directrice des risques dans un grand groupe du bâtiment, assiste à une cérémonie de voeux. Soudain, près de l'estrade, elle s'écroule, ivre morte. Face à elle, 650 hauts cadres de l'entreprise, dont son directeur général, sont témoins de sa chute.
"Alcoolique-dépendante" depuis ses 38 ans, Laurence a tout fait pour échapper à ce pot. Elle se sait vulnérable, ne compte plus les soirées professionnelles où elle a fini soule, "en racontant n'importe quoi". Or ce soir-là comme tant d'autres, le buffet n'offre qu'une alternative: "champagne ou whisky, en open bar", se souvient-elle aujourd'hui.
Laurence s'était trouvé des prétextes pour se soustraire à six précédentes soirées. La dernière, qui signe la fin de sa carrière de cadre, sert finalement de "déclic": "Ce jour-là, j'ai perdu mon travail et ma dignité. Le lendemain, j'ai arrêté de boire et n'ai plus jamais touché à l'alcool."
Attablée dans un café parisien, cette grande femme blonde de 52 ans relate sans honte ni rancoeur son combat contre l'alcoolisme, dont elle a tiré un livre-témoignage, Non! J'ai arrêté*, à paraître début février. Ce n'est pas le travail qui l'a fait sombrer. Elle évoque un vide affectif hérité de l'enfance, aiguisé par la mort de son mari l'année de ses 35 ans. "J'avais déjà labouré le terrain de l'alcoolisme", résume-t-elle. Mais son milieu professionnel, loin de l'aider, a multiplié les tentations. Et son entreprise, qu'elle ne nommera pas, a assisté à sa chute sans tenter de la retenir. C'est contre cette indifférence -ou cette tolérance- qu'elle veut aujourd'hui lutter.
"Dans le BTP, on boit"
Le secteur dans lequel elle passe presque toute sa carrière est propice aux excès. "Dans le BTP, on boit", assène Laurence comme une évidence. "L'alcool faisait partie de la culture interne de l'entreprise. C'était aussi un outil de fidélisation du client. On l'invitait au restaurant ou on lui offrait des bonnes bouteilles", raconte-t-elle.
Son allure élégante témoigne encore aujourd'hui d'une "belle carrière, avec une position enviable et un salaire énorme". Laurence voyage dans le monde entier, dort dans les plus beaux hôtels d'Europe. Le cadre idéal d'un alcoolisme "mondain", acceptable. D'ailleurs, "dans ce milieu, si vous ne buvez pas, vous êtes exclu, juge Laurence. Vous êtes celui qui ne veut pas s'intégrer."
Rare femme dans un univers d'hommes, Laurence a d'autant plus envie de se fondre dans la masse, de ne pas risquer la mise au ban. Elle paye déjà cher sa réussite professionnelle: "Mon travail impliquait beaucoup de pression. Mon Blackberry restait allumé en permanence, le voyant rouge clignotait sans arrêt." L'alcool donne alors l'illusion d'adoucir le surmenage, le poids de responsabilités inversement proportionnelles à la reconnaissance des chefs. "Je buvais et je prenais aussi des psychotropes, des boissons énergisantes. J'étais devenue un cocktail de stress et d'intox."
Pots clandestins à 19h
Une phrase est surlignée dans le livre de Laurence. Elle la répète mot pour mot en vous fixant dans les yeux, après un silence: "Je n'étais pas seule à boire." Pour preuve, les "pots clandestins" dont elle découvre un soir l'existence. Vers 19h, des responsables de la communication de son groupe, toutes des femmes, l'invitent dans leur bureau et lui proposent un verre. "Leur service était au même étage que la direction générale, mais tout le monde était parti sauf nous", raconte Laurence.
Elle ne dit pas non. Le rituel se répète les mois suivants, "au moins trois fois par semaine". Une dizaine de femmes, "cols blancs de 30 à 60 ans", participent aux rendez-vous discrets. Le champagne y est toujours excellent et les réserves inépuisables. "Je me suis excusée un jour de ne jamais rien ramener, dit Laurence. Elles m'ont conduite dans un petit garage au sous-sol du bâtiment. C'est là qu'elle cachait leur 'trésor de guerre': 600 bouteilles récupérées lors d'événements qu'elles organisaient."
Que savait l'entreprise des excès de Laurence? L'ex-directrice a longtemps cru duper son entourage. "Je quittais les pots vers 21h, après six ou sept coupes, pour continuer à boire seule chez moi. J'appelais un taxi pour ne pas avoir à prendre ma voiture de fonction. Et sur le plan professionnel, j'ai toujours été irréprochable." Sans succès. Convoquée pour son licenciement le lendemain de sa chute publique, elle découvre que "tout le monde savait qu'[elle] buvait".
"Personne n'a rien fait pour m'aider"
"Comme j'étais bonne juriste, j'ai mis les dirigeants face à leurs responsabilités. Je leur ai rappelé qu'ils sont obligés de protéger leurs salariés. Or personne n'a rien fait pour m'aider, ni pour m'empêcher de reprendre le volant après la fameuse soirée." L'entreprise l'oriente alors vers un programme d'aide, géré par un cabinet d'alcoologie. Elle n'en avait jamais entendu parler.
Laurence obtient un répit dans son exclusion, mais ses employeurs ne lui cachent pas qu'elle est en sursis: "De l'issue favorable de ce programme dépend votre avenir à court terme au sein de l'entreprise", indique un contrat qu'on lui demande de signer.
"A partir de ce jour-là, je suis devenue une pestiférée. Tout le monde s'est mis à m'éviter." Plus une réunion de travail où elle ne soit conviée. Plus un regard de ses "copines buveuses clandestines". Après quelques mois au placard, Laurence signe une rupture conventionnelle et quitte le groupe, à son 142e jour d'abstinence.
Depuis cinq ans, l'ex-directrice des risques se construit une nouvelle vie. "Conseil en alcoologie relations humaines", peut-on lire sur les cartes de visite flambant neuves qu'elle sort de son portefeuille. Depuis son quasi-licenciement, elle a passé un CAP de boulangerie et le concours du barreau, avant de choisir d'offrir son aide aux alcooliques qui traversent les mêmes épreuves qu'elle. Elle milite pour une journée sans alcool et en appelle aux entreprises pour s'attaquer à ce sujet "tabou". "J'ai eu beaucoup de chance de m'en sortir, conclut-elle. Je n'en veux pas à mes employeurs, mais j'aurais aimé que l'on me tende un jour la main."
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